C'est par une belle après-midi ensoleillée et encore chaude du mois de novembre à Taïpei que nous avons rencontré en toute simplicité M. Jacques Pimpaneau. C'était pour moi une entrevue ô combien brève, mais toute chaleureuse et toujours aussi enrichissante de connaissances. En effet, après ces longues vingt années passées en Extrême Orient, je le retrouvais en face de moi, si loin du temps passé devant sa chaire à Langues'O. L'émotion intense de le revoir après tant de temps fut si forte que j'en oubliais même de me (re)présenter et restais soi devant lui, tout en savourant un immense plaisir de l'écouter à nouveau. En revivant son franc parler, sa jovialité sous le déluge de questions de collègues, il n'avait point changé.
Plein de bonne humeur, il rappela les débuts de son professorat et de sa carrière à l'Ecole nationale des Langues orientales vivantes, dite Langues'O, puis, après sa dissolution en 1969, dans les avatars de cette institution, aujourd'hui l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco).
Diplômé de cette grande école et de littérature française, M. Pimpaneau passa deux ans à l'Université de Pékin de 1958 à 1960 au temps des communes populaires, du Grand Bond en avant et de la rupture Pékin-Moscou avec Khrouchtchev. Rentré en Europe, il poursuivait encore ses études à Oxford quand on lui proposa une chaire à Lan gues'O en 1965. De 1968 à 1971, il fut détaché à l'Université chinoise de Hongkong pour enseigner le français. Au jourd'hui, il dispense à l’Iinaico des cours de littérature chinoise, de chinois classique et dirige des séminaires, maîtrises et thèses sur le théâtre asiatique. Et dès l'année prochaine, il enseignera un cours de psychologie chinoise sous la tutelle mixte de l'Inalco et de l'Université Paris- VII.
C'est lors de son séjour dans la colonie britannique qu'il s'est intéressé au théâtre chinois. Le hasard a voulu qu'il rencontrât M. Kwok On, personnage vénérable tout imprégné de folklore chinois et montreur de marionnettes. Auprès de lui, il apprit à jouer les pièces les plus traditionnelles, le plus souvent d'un répertoire plus vaste que celui de l'opéra ou du théâtre chinois. Modestement, il affecte de n'avoir pénétré que les rudiments de cet art. Pourtant, son maître, probablement âgé, vint un jour lui céder tout son trésor d'objets folkloriques. Convaincu de le prendre, il s'en fut le conserver en France dans un musée. L'idée n'était pas saugrenue, car ces merveilles pouvaient alors être admirées et, surtout, servir à la compréhension d'autres cultures, le vœu chéri d'un enseignant. Avec l'aide de M. Henri Langlois, fondateur du Musée du cinéma à Paris, il créa à son tour le Musée Kwok On. Refusant toute dénomination pompeuse, il préféra tout simplement le nom de son premier donateur. En fait, cette astuce allait vite permettre de repousser les frontières géographiques et culturelles de ce musée.
Le premier don chinois fut rapidement augmenté grâce à l'apport d'objets d'arts et folkloriques venus de toute l'Asie (Turquie, Iran, Inde, Asie du Sud Est, Chine, Corée et Japon) qu'il rassemblera au cours de ses nombreuses pérégrinations en Asie. Et d'avoir également pu recueillir plusieurs objets avec le concours de ses étudiants ou amis, comme des collections complètes du théâtre indien sur le Râmâyana ou le Mahâbhârata, offertes par la sœur d'une étudiante en poste en Inde. Une autre étudiante installée à Bangkok lui expédia deux jeux complets du nang taloung, le théâtre d'ombres thaïlandais.
Aujourd'hui, le Musée Kwok On possède une riche collection sur l'art populaire des grands courants civilisateurs de l'Asie. On pourra y admirer le karagaz, théâtre d'ombres turc, le taaziyeh iranien, seul théâtre traditionnel du Moyen-Orient puisqu'il était banni par les autorités sunnites, diverses formes dramatiques de l'Inde avec le râmlîlâ (théâtre populaire) ou d'Indonésie avec le wayang kulit (théâtre d'ombres) et bien d'autres aux noms si exotiques. Pour mieux pénétrer tous ces arts si différents, le musée tient une petite vidéothèque à la disposition du public.
Malgré l'extension des limites géographiques des expositions sur l'art populaire asiatique, c'est quand-même autour de et son art folklorique, sous toutes ses formes, que gravitent les recherches de M. Pimpaneau, à la fois partagé par la conservation et l'enrichissement de son musée et par sa carrière professionnelle.
Plusieurs expositions thématiques du musée ont ainsi tenu l'affiche: les différents genres théâtraux de l'Asie, les fêtes traditionnelles en Chine et au Japon, les fêtes et le théâtre de l'Inde, divers thèmes de la littérature chinoise, les théâtres d'ombre asiatiques. L'actuelle exposition est le lien entre la religion et le théâtre en Chine. Annonçant déjà la prochaine, la religion populaire chinoise, M. Pimpaneau a pleinement mis à profit son long séjour à Taïwan pour la préparer, et expliquant que la statuaire, les instruments de musique, le folklore artistique qui s'y rapportent ont été activement réunis. Toutefois, il insiste que son intérêt se porte beaucoup plus sur la multiplicité d'un sujet que sur son unicité ou son esthétique qui sont parfois obscures. En effet, les pièces collectionnées doivent offrir un tout présen table, même s'il n'est que partiel d'une culture. Ainsi, il refusa à Taïwan une magnifique statue de Matsou, la protectrice des marins, qui ne peut à elle seule, malgré sa toute beauté, exprimer, voire symboliser, la religion chinoise. Malheureusement, ces expositions n'ont pas toujours retenu l'approbation de tous ses confrères; les uns y interprétent un dé tournement de l'esprit vers le médiocre; le autres nient carrément tout caractère culturel à ces « futilités» de bazar.
Mais qu'importe. Il s'est également servi de ce musée à des fins pédagogiques. Refuant d'être, ce qu'il appelle, un « édu-castreur », il a toujours invité ses étudiants à jouer et à monter une pièce de théâtre. L'objectif est justement de goûter une partie vivante du patrimoine culturel chinois avant d'entre prendre des études livresques et théorique plus profondes. M. Jean-Luc Penso est certainement l'élève le plus assidu dans cette discipline, car il a monté quelques temps plus tard le Théâtre du Petit Miroir à Paris où il présente des spectacles de marionnettes à gaine. Sur les conseils de son professeur, M. Pimpaneau, il avait étudié à Taïwan auprès d'un maître-montreur, M. Li Tien-lu. (C): libre, nov.-déc. 1987, pp. 18 sqq.)
Cette fois-ci, invité par le Centre de recherches sinologiques de Bibliothèque centrale nationale à Taïpei, M. Pimpaneau vient d'effectuer son plus long séjour à Taïwan. Il y vint pour la première fois il y a 20 ans et fit diverses études lors de séjours brefs et répétés. S'il n'est pas revenu depuis sept ans à Taïwan, il n'est pas resté sans contact avec ou le monde chinois. Bien au contraire. Il y a effectué de nombreux voyages d'études à un rythme accéléré sans omettre les autres points culturels de l'Asie, tenant toutefois à signaler qu'il n'a fait aucun séjour en Chine conti nentale pendant la révolution culturelle. Et dernièrement, il a également décliné une invitation à Pékin en vue de la prépa ration du Festival d'art populaire d'Avignon.
Il refuse fermement d'être « catalogué» parmi les sinologues. Agrémentant cette prise de position, il nous conte cette charmante histoire. Un jour, lors d'une réception, on lui présenta une jeune femme, mannequin de haute couture, à qui on avait soufflé que M. Pimpaneau était un sinologue. «Oh, comme je suis ravie de vous rencontrer! Vous allez enfin pouvoir m'expliquer ce qu'est Doberman », s'exclama-t-elle à M. Pimpaneau. Interloqué, il bredouilla: « Attendez, je ne vois pas très bien. Est-ce un auteur? Il y en a tant qui écrivent sur que je ne saisis pas. - Mais comment? reprit-elle. Vous êtes bien "sino"logue? - On le dit. Mais Doberman, je ne vois pas. Je suis désolé. - M. Pimpaneau! Arrêtez de vous moquer de moi. Vous ne savez pas que Doberman est un chien! - Comment le saurais-je? - Mais un «cynologue »n 'est il pas un spécialiste des chiens. Enfin! »
C'est une monstruoité, nous dit-il tout amusé. Il n 'y a pas de science de ce nom. Ce terme n'existe pas. Et de récuser ce terme avant absurde, sinologie, science des Chinois. Connaît-on 1'« angiologie », la « francologie », etc. insinue-t-il avec humour.
Dans notre monde, il existe des gens qui se placent à cheval entre deux cultures et, de par cette situation, peuvent présenter la culture d'un pays à l'autre. C'est justement là que M. Pimpaneau préfère se trouver, entre la culture française et la culture chinoise, à dessein de présenter l'une à l'autre, et réciproquement. Mais il n'est pas un sinologue, spécialiste des Chinois ou de est également marionnettiste, directeur de musée ou enseignant, dit-il. Mais, n'est-ce pas une modestie peu méritée?
Dans ce cadre intermédiaire, il a écrit plusieurs ouvrages. Exécrant les titres pompeux ou grotesque, il s'est toujours efforcé d'énoncer un titre original pour un ouvrage traduit, en refusant de prendre les titres translittérés peu inspirateurs aux lecteurs français d'œuvres chinoises. Ainsi, Biographies des regrets éternels (1973), traduction sélective parmi les lié-tchouan [列傳], un genre littéraire chinois dans les annales dynastiques depuis les Han jusqu'aux Ts'ing. Les poèmes de Han-chan [寒山] (m. 815), moine bouddhiste, se présentent sous le nom, Le clodo du Dharma (1974). Certains ouvrages ont complété les expositions du Musée Kwok On, Les poupées à l'ombre (1975) nous fait monter sur les trétaux avec les montreurs de marionnettes; Chanteurs,collleurs, bateleurs (1976) pénètre la littérature orale chinoise et Promenades au jardin des poiriers (1977) furète dans les coulisses de l'opéra chinois. Royaumes en proie à la perdition est une traduction partielle de l'Histoire des Tcheou orientaux. Il rassembla divers textes sur l'habillement, la musique et la religion dans Chine: Cultllre et traditions, publié tout dernièrement. Comme l'hirondelle, il nous a annoncé la prochaine sortie de l 'Histoire de la littérature chinoise qui n'en est pas une, insiste-t-il. En effet, l'ou vrage met en garde le lecteur contre la traduction littérale ou trop servile du chinois. Il y traite également la conception, les idées de l'art littéraire chinois avant et après le Wen-sin-tiao-Iong [文心雕龍], de Lieou Hié [劉勰] (m. en 473 ap. J .-C.) , une œuvre de haute importance dans la littérature chinoise. Plusieurs chapitres sont consacrés à la poésie, au roman, à la place de l'histoire dans le roman, l'amour et les autres sentiments dans la littérature chinoise. C'est une histoire certes, mais pas la chronologie. Encore un titre aux nuances ambiguës dont raffole tant l'auteur!
Lors de son séjour à Taïwan, M. Pimpaneau s'est penché sur la religion populaire chinoise et a pu en noter la vivante expression. Il s'étonna du culte vivace du dieu-chien, de l'introduction du dieu hindou Brâhma dans les temples tàiwanais. Enfin, il releva le culte purement local d'un héros tàiwanais, comparable aux grands héros historiques de la nation chinoise contre les barbares. Ce dernier a longuement combattu les Nippons pendant l'occupation japonaise de l'île. Son culte s'est rapidement popularisé. De plus, l'industrie cinématographique locale a souvent repris ce personnage héroïque, vénéré par les fidèles et peut-être aussi les spectateurs. Il en a rapporté nombre de pièces, d'objets les plus hétéroclites les uns que les autres qui rassemblés formeront un tout homogène à la prochaine exposition qu'il nous a aimablement annoncée. Elle sera meublée d'un grand autel taoïque entièrement reconstitué, de vêtements et d'objets cultuels divers, de décorations et d'ornements rituels d'autels ou de vestibules de temple dédiés aux divinités populaires.
Poursuivant la voie qu'il s'est tracée, M. Jacques Pimpaneau n'est-il pas justement le merveilleux intermédiaire qui sait faire revivre dans une at mosphère vraie, même aux antipodes géographiques ou culturelles, le fond de ce qui constitue réellement une culture, une civilisation. ■